Denise
Stagnara hésite entre la tristesse et l'indignation. Depuis
1966, la fondatrice, avec son mari, Pierre, de l'association Sésame,
se rend dans les écoles et les collèges pour parler de
sexualité aux enfants. «Il y a quarante ans, leur naïveté
était extraordinaire», se souvient-elle en consultant les
questions qu'ils lui posaient et qu'elle a notées tout au
long des années: «Est-ce que les œufs des papas ont des
coquilles?» (classe de cinquième). «Au bout de quels gestes
la femme est-elle enceinte?» (classe de troisième). «Y
a-t-il une cérémonie du passage de la graine entre les
parents?» (classe de sixième). Aujourd'hui, les questions,
nettement plus hard core, la feraient presque rougir. Florilège
d'une classe de CM 2 (écoliers qui ont 10 ans environ): «Que
veut dire enculer?» «Combien y a-t-il de positions dans le Kama-sutra?»
«Qu'est-ce qu'une bouche à pipes?» «C'est affreux, déplore
la vieille dame de 88 ans. Et cela tient essentiellement aux
films X.»
Claude
Rozier, médecin de l'éducation nationale et sexologue, chargée
de mission dans l'académie de Grenoble, fait le même
constat. «Les jeunes sont exposés de plus en plus tôt et de
plus en plus fréquemment au porno, affirme-t-elle. La référence
au X est constante. Lorsque j'arrive en CM 2 et que je demande
quels sont les mots auxquels pensent les enfants quand on
parle de sexualité, ils me parlent de sodomie, de fellation,
de godemichés, tout le catalogue des pratiques X. Il y a
quelques années, on parlait de sentiments et de biologie.»
Au collège, c'est plus impressionnant encore, ajoute Claude
Rozier - qui a consacré un livre à ce sujet (Alice
au pays du porno. Ramsay) - on parle de
fist fucking et de gang bang,
pratiques extrêmes qui font partie des figures imposées du
hardeur.
Depuis
que les films ne peuvent plus, en théorie, être
regardés par les mineurs, tout est permis
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Difficile,
aujourd'hui, d'échapper à la pornographie ou à ses avatars.
Elle se fait de plus en plus présente. En version soft dans
les vitrines de certains grands magasins, dans les campagnes
d'affichage, ou encore dans le supplément mode de Libération
réalisé par le photographe Terry Richardson, star de la mode
trash, le 4 mars. Elle domine aussi l'esthétique des clips
vidéo des groupes de rap, directement inspirés des
productions X. Elle inonde parfois les dossiers de certains
magazines féminins. La philosophe Michela Marzano, qui publie
Malaise dans la sexualité, chez
Lattès, raconte comment l'un d'entre eux - sous le titre: «Sexe.
Les filles ne pensent qu'à ça» - montre «des photos assez
proches de celles de la presse masculine de
"charme": jeune femme en string et nuisette
transparente violette, allongée, les bras tendus, sur un lit
aux coussins orangés imprimés d'yeux et de bouches.» Plus
fort: un mensuel pour ados a proposé un test à ses
lectrices, histoire de les classer en trois catégories: la «super
extra salope», la «salope normale», et la «ringarde», «dinosaure
pré-soixante-huitard comme il en existe encore». La
politique elle-même est parfois contaminée. Comme Dominique
de Villepin affirmant que la France «a les jambes écartées.
Elle attend qu'on la baise: ça fait trop longtemps que
personne ne l'a honorée!». Des propos qui ne dépareilleraient
pas sur certaines radios. Le soir, les animateurs de Skyrock,
l'une des stations préférées des 13-24 ans, discutent des
avantages de la fellation sur un ton badin, comme si c'était
le sujet le plus naturel du monde pour une radio écoutée par
7,2 millions d'auditeurs et dont les «skyblogs» ont été
lus en 2006 par plus de 115 millions de personnes, selon l'étude
de CybereStat. Extrait du rapport d'écoute du CSA: «Elle est
en train de manger une bite, Loana.» Ou encore: «Il s'est
fait sucer, Aziz.»
Les
enfants et adolescents qui n'ont jamais vu un film X
constituent une peuplade en voie de disparition. En 2005, on a
comptabilisé 7 872 diffusions de films X sur
CanalSatellite, selon Jacques Henno, auteur des Enfants
face aux écrans (Télémaque), 2 976 sur TPS et
662 sur la chaîne XXL, la chaîne la plus rentable. Il est désormais
possible de voir 85 films hard par semaine sur les cinq chaînes
qui les diffusent. Même si celles-ci sont cryptées, les
enfants en «profitent» parfois. Ainsi, selon l'institut de
mesure d'audience Médiamétrie, en 2001, dans les foyers
abonnés à Canal +, 11% des enfants entre 4 et 12 ans avaient
vu «pendant au moins une minute» un film X, selon leurs
propres déclarations. Et il s'est enregistré 6,8 millions de
cassettes du porno du samedi, qui circulent entre copains:
dans 10% des foyers, les enfants ont une télé dans leur
chambre. Surtout, ils peuvent regarder des DVD sur leur
ordinateur - 5 euros aux puces ou gratuit avec l'achat de
magazines spécialisés.
Le
film X de Canal +, encadré par un cahier des charges
contraignant, est une gentille bluette, comparé à ce qui se
trouve dans les vidéoclubs (où les films X représentent 35%
des locations). A partir de 1993, explique Pierre Cavalier,
journaliste à Hot Vidéo, le
mensuel consacré aux films X, la loi de protection des
mineurs a contribué à rendre plus hard les productions X. «Avant
cette loi, certaines pratiques, comme la zoophilie, étaient
interdites. Mais, après 1993, puisque les films ne pouvaient
plus, en théorie, être regardés par les mineurs, tout a été
permis. Ce fut le début de la surenchère.» Ce porno sans
limites porte le nom de «gonzo» et représente, selon
Cavalier, 90% de la production américaine qui inonde le marché
français (pas besoin de traduction…). «C'est le hard extrême.
Il y a quatre ou cinq ans, la mode était au viol.»
Aujourd'hui, les violences conjugales sont devenues un genre
à part entière. On peut y voir des femmes battues, la tête
plongée dans les toilettes dont on tire la chasse et autres
actes barbares.
C'est
le menu des jeunes qui profitent de l'absence des parents pour
regarder ces longs-métrages. Sur une classe de sixième,
affirme Denise Stagnara, 60% des garçons et 30% des filles
ont visionné au moins un film X. En 1995, elle a mené une étude
auprès des CM 2. La moitié des garçons et un quart des
filles avaient vu un film X. A 10 ans! En 1973, lorsque les élèves
parlaient de l'amour, ils utilisaient 15 mots et, dans
ceux-ci, aucun n'appartenait au langage de la pornographie.
Entre 2000 et 2005, l'éducatrice a mené une nouvelle étude.
Résultat: «Les mots tels que fellation, cunnilingus, sodomie
représentent 17,7% du vocabulaire.» Denise Stagnara précise:
en 2005, 75% des garçons avaient vu un film porno à 9 ans et
10 mois. 17,5% des filles en avaient vu un à 11 ans et 3
mois.
Les
films pornos ne déclenchent pas la violence mais ils
induisent de nouvelles normes dans les pratiques
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La
télévision a servi de baby-sitter à beaucoup d'enfants. Désormais,
à travers le porno, ses codes et ses pratiques, elle est
devenue leur prof d'éducation sexuelle. Plutôt mauvais. «Les
films hard incitent les jeunes à parler porno et à les
imiter, estime-t-elle. A partir de la quatrième, les garçons
demandent aux filles de leur faire une fellation.» Benoît Félix,
responsable du Cyber Crips, une structure d'information sur la
sexualité financée par la région Ile-de-France, raconte
qu'un enfant de 9 ans et demi lui avait demandé - avec ses
mots - s'il était courant pour une mère d'avoir des
pratiques zoophiles.
Les
ados ne connaissent souvent de la sexualité que la vision déformée
et caricaturale des productions hard. Au moment de leur première
relation sexuelle, certains, habitués aux corps épilés des
actrices de X, sont frappés de stupeur devant le système
pileux de leur copine: ils croient qu'elle souffre d'une
maladie. Des gamins de 15 ans réclament du Viagra aux
animateurs du Cyber Crips, pour ressembler aux «étalons»
des films qu'ils consomment. «Le porno apporte de très
mauvaises réponses à des bonnes questions», explique Benoît
Félix, qui a accueilli 18 000 jeunes en 2005. «Les ados
ont besoin de modèle. Si on ne leur en propose pas, ils vont
le chercher dans le X. Or les images pornos les complexent.
Plus ils sont complexés, plus ils se sentent humiliés et
plus ils deviennent violents.» Une étude de l'Inserm, menée
sur 16 000 jeunes de 12 à 18 ans, achevée en décembre
2004, établissait un lien entre le fait de regarder des films
X et les conduites à risque (alcool, tabac, violence), même
dans les familles d'un bon niveau social. «On ne sait pas
lequel des deux comportements induit l'autre, a conclu Marie
Choquet, la directrice de recherche à l'Inserm qui a piloté
le volet français de l'étude, mais on ne pourra plus dire
que la pornographie est anodine.»
Certains,
comme Jean-Pierre Bouchard, psychologue et criminologue à
l'unité pour malades difficiles de Cadillac (Gironde), vont
plus loin. Le médecin affirme qu' «il est très difficile de
ne pas mettre en relation le succès du gang
bang et l'augmentation des viols collectifs commis par
des bandes de jeunes adolescents». Les images hard peuvent
traumatiser les plus jeunes. Si l'enfant n'est pas averti que
ces images existent, explique le pédopsychiatre Patrick
Huerre (Ni anges, ni sauvages,
Anne Carrière), «il se sent honteux, comme quelqu'un qui est
témoin de violence sans réagir, et la honte le pousse au
silence parce que l'enfant se sent coupable alors qu'il est
victime». Cet expert auprès de la cour d'appel de Paris
assure que, pour se libérer de ses pensées à la fois menaçantes
et excitantes, l'ado peut passer à l'acte. «C'est ce que je
vois dans les viols collectifs. Si je passe à l'acte,
croit-il, je me débarrasse de mes idées.»
Le
Dr Claude Rozier, qui, en 1982, a été l'une des premières
à s'intéresser au sujet au sein de l'éducation nationale,
est plus réservée. «Je ne crois pas que regarder des films
pornos déclenche la violence, explique-t-elle. Mais ils
induisent des nouvelles normes dans les pratiques et modélisent
la manière dont les hommes et les femmes se comportent les
uns envers les autres. Il est important de déconstruire les
images», prévient-elle, de les expliquer aux jeunes. Le «modèle»
de relation hommes-femmes dans le X est simple: la femme ne
peut jamais être comblée et elle ne connaît le plaisir que
dans la souffrance.
Moins
consommatrices, les filles sont souvent victimes du porno.
Beaucoup se «sacrifient» de peur de perdre leur copain:
elles font ce qu'il leur demande. «Il n'est pas facile de
dire non et beaucoup recherchent un semblant d'affection,»
explique Benoît Félix. Les garçons pensent que les filles
font des manières, mais qu'elles aiment la fellation et la
sodomie, raconte Denise Stagnara. Et les filles, même jeunes,
m'écrivent: «Madame, pouvez-vous dire aux garçons que ça
nous dégoûte?» Pourtant, les éducateurs constatent que, de
plus en plus souvent, les filles adoptent le comportement des
garçons et deviennent, elles aussi, violentes parce qu'elles
souffrent de l'image qu'elles ont d'elles-mêmes: d'autant
plus agressives qu'on les traite comme des «putes».
Avec
les nouvelles technologies, les parents contrôlent de
moins en moins ce que regardent leurs enfants
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Les
nouvelles technologies vont encore faciliter l'accès aux
images pornos. Déjà, les images X commencent à circuler de
téléphone portable à téléphone portable. Début mars, la
police a fait une descente dans un lycée d'Immenstadt, en
Bavière, pour saisir les mobiles des élèves. Une mère de
famille, dont le fils avait visionné des scènes porno sur le
téléphone de l'un de ses camarades, avait alerté le
proviseur: 200 appareils ont été confisqués. Les policiers
ont ainsi mis la main sur 16 vidéos déclinant violence
brutale, sodomie et pornographie. Quelques jours plus tard, le
même scénario s'est reproduit à Kaufbeuren et à Augsbourg,
également en Bavière. Depuis, les autorités allemandes réfléchissent
à une interdiction des portables dans les écoles.
L'industrie
du X prépare ses armes pour partir à l'assaut d'une nouvelle
frontière: le MP3. Il avait fallu vingt jours à Apple, aux
Etats-Unis, pour atteindre le chiffre de 1 million de
chargements de fichiers vidéo sur son site en ligne.
SuicideGirls, qui propose des vidéos gratuites de mannequins
nus, a mis seulement une semaine pour réaliser ce score. Au
Japon, dans les semaines qui ont suivi le lancement de la
PlayStation de Sony, les producteurs de X ont lancé des films
spécifiquement conçus pour être regardés sur la machine.
La société de recherches Yankee Group, à Boston, estime
que, dans dix mois, le marché des films «adultes» diffusés
sur les technologies mobiles - téléphone, consoles de jeux,
MP3 - pourrait être de 200 millions de dollars rien qu'aux
Etats-Unis. Avec les nouvelles technologies nomades, les
parents ont de moins en moins de contrôle sur ce que
regardent leurs enfants. Pour l'instant, le plus grand danger
pour les jeunes vient encore d'Internet, hôte d'environ 1,6
million de sites «érotiques» hyperrentables. Selon
l'institut Forrester, spécialisé dans ce secteur, au moins 1
internaute sur 5 visiterait l'un de ces sites une fois par
mois. La Toile est dangereuse parce qu'on peut très
facilement se retrouver sur un site porno sans l'avoir voulu.
«Un
enfant qui tape “zoo” pour faire une recherche sur les
animaux, raconte Benoît Félix, a de fortes chances de se
retrouver devant des images de zoophilie.» La Commission
nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a réalisé
une étude sur 300 000 spams, ces e-mails qui envahissent
de plus en plus souvent les messageries Internet. Résultat:
55% des messages en français vantaient des sites X. «Ce qui
est totalement nouveau avec Internet, explique Jacques Henno,
c'est qu'il s'agit de la première technologie qui rabat les
enfants vers des images qu'ils n'ont pas demandées. En tapant
un mot-clef dans un moteur de recherche, on atterrit très
vite sur des images hard.»
La
moitié du courrier reçu par le CSA, l'autorité de régulation
de la télévision, concerne des plaintes pour violence et
pornographie. Malgré les demandes des parents, le législateur
est resté impuissant: la peur de se faire taxer de croisé de
l'ordre moral est, en France, paralysante. Le gouvernement
vient pourtant de se décider à agir. Un accord a été
conclu avec les fournisseurs d'accès Internet - et, depuis le
10 janvier dernier, avec les opérateurs de téléphone mobile
- pour que soit mis en place, ces jours-ci, un système de
contrôle parental gratuit et évolutif. Désormais, lorsqu'un
nouvel utilisateur ouvrira un compte Internet, il pourra
activer ce logiciel de contrôle parental «enfant» ou «adolescent»:
l'enfant aura accès à un nombre fermé de sites, tandis que
l'ado aura accès à tout le Net, sauf à une «liste noire»
de sites au contenu traumatisant ou illicite. Et, début mai,
une campagne nationale sera lancée à la télévision. Des opérateurs
communiquent déjà sur le thème: «Internet est un facteur
d'enrichissement personnel. Apprenez-en les règles et les
dangers. Parlez-en en famille.» Comme dit le pédopsychiatre
Marcel Rufo: «Il faut parler d'amour aux enfants. La
chansonnette est essentielle.» Les images accompagnent notre
vie, elles ne doivent pas la déformer.